Il faisait beau en cette journée toute particulière, assise dans la voiture qui nous conduisait jusqu'à notre épique destination. Je laisse le vent froid de l'hiver fouetter mon visage alors que j'essaie de réprimer les sentiments négatifs qui m'envahissent peu à peu au fur et à mesure que la distance se réduisait. Mes yeux se posèrent ensuite à tour de rôle sur ma mère et sur celui qui était aujourd'hui mon fiancé, John. Un Américain que ma mère a réussi à appâter, je ne sais comment. Mon père étant décédé il y a peu, notre famille était tombée dans une certaine précarité. Il avait pourtant été l'un des rares étrangers à réussir à faire fortune dans les mines d'or aux États-Unis. Mais il nous avait caché pas mal de dettes dont nous avons appris l'existence uniquement après son décès. Nous étions donc proches de la ruine, et la seule manière de maintenir notre niveau de vie luxueux actuel était un mariage arrangé. J'ai eu de la chance, sûrement, que M. Lockhart me trouve à son goût, même si nous n'étions plus couverts d'or, notre nom avait encore une certaine renommée, c'est en partie ce qui nous a également sauvés... Mais moi, étais-je réellement sauvée ?

La voiture s'arrête, et je sors du véhicule pour découvrir sur le quai ce géant des mers qui trônait fièrement, bien ancré à la passerelle, prêt à prendre le large pour ce qui s'apprête à être son voyage inaugural. Le Titanic... Une pure merveille sur le papier. Le paquebot le plus grand et le plus luxueux jamais imaginé et construit. "Comment le trouvez-vous Sae Yeon ? Il est impressionnant n'est-ce pas ?" La voix de mon fiancé me sort de ma contemplation. "Il est impressionnant c'est vrai... Mais ça reste un simple paquebot." Dis-je, faisant mine d'être blasée, ce qui semblait amuser ce cher John plus qu'autre chose. "Ce navire est insubmersible ! Il est gigantesque et d'un luxe sans pareil ! Allons ma chère, faites un effort pour apprécier le spectacle qui se joue devant vous !" Mon regard se tournait alors de nouveau vers le Titanic. Ce spectacle, comme il le disait si bien... était une prison flottante qui s'apprêtait à me mener vers une destinée dont je n'étais pas sûre de vouloir.

Ma mère me prit le bras, et nous voilà en route pour prendre les passerelles qui menaient directement au côté "Première classe" du bateau, pendant que John s'occupait, avec son fidèle majordome, de faire livrer nos bagages directement dans nos suites respectives. Pendant un bref instant, je regardais en arrière, posant une dernière fois mon regard sur cette terre où j'avais vécu pendant plusieurs années, et que je quittais pour repartir vers celle qui m'avait vue naître, et qui me verrait bientôt intégrer une nouvelle famille. Je me retenais de soupirer avant de continuer mon chemin pour finalement mettre pied à bord de ce Titan si fier et imposant.

Avec nonchalance, je replaçais ma casquette alors que le poing de mon ami s’abattait avec fracas sur le bois au vernis usé. Les cartes et l’argent sursautèrent en même temps que nos opposants, mais je gardais un air serein. Après tout que pouvait-bien changer une partie de carte ? Nous l’avions lancée sur un coup de bluff alors que nos poches étaient désespérément vides. « Très bien, je relance.. » Je le vis poser ses billets pour embarquer sur le Titanic et me redressais subitement de la chaise sur laquelle je m’étais affalé. Je coulais un regard entendu à mon compagnon de fortune. Je l’observais contenir son sourire à l’idée de faire ce voyage qui, je devais bien l’avouer, me faisait sans doute autant rêver. Quitter cette terre de misère pour recommencer une vie ailleurs, partir de zéro et oublier la vie médiocre, les petits boulots qui ne ramenaient pas suffisamment… fini de vivre au jour le jour… La tension faisait vibrer chacun de mes muscles et j’espérais que la main de Woong soit aussi habile que d’ordinaire.

Les cartes furent tirées et nous nous observions tour à tour, sans pour autant parvenir à y déceler le moindre indice. Inconsciemment, je tapais du pied tant l’enjeu était de taille. À demi caché par mon jeu, je ne trahissais aucune émotion sinon celle de la crainte… Mon vis-à-vis m’offrait un sourire à demi édenté tandis que nous révélions nos mains. Celle de Woong était bonne, mais il perdait de peu face à son opposant qui se réjouissait sans doute trop vite de sa victoire. « Woong, je suis désolé… » Son visage se décomposait en pensant que j’avouais ma défaite, mais alors que mon vis-à-vis commençait à amasser son butin : les billets, l’argent, quelques bijoux et des cigarettes, je déposais mes cartes : une quinte flush royale qui abrutissait l’ensemble de la table. « Je suis désolé, mais on part pour un très, très long voyage ! » La joie explosait et j’enlaçais mon meilleur ami en même temps que retentissait la corne annonçant le départ du bateau. Elle résonna dans mes tempes et sans perdre davantage de temps, je collais mon sac à la table pour y enfourner tout le contenu de nos gains. Woong attrapa les billets et d’un geste nous saluions nos adversaires avant de prendre la fuite. La foule s’était entassée sur le quai pour assister au départ du plus grand paquebot jamais construit. Nous jouions des coudes à vive allure dans le simple but d’arriver jusqu’à la porte qui menait à la troisième classe et, le cœur battant à tout rompre, nous accélérions le pas jusqu’à la passerelle qui se retirait déjà. « Attendez ! Ne fermez pas ! » hurlais-je. Le membre de l’équipage qui s’apprêtait à fermer la porte soupira et après avoir vérifié nos cartes d’embarquement, nous pressais d’un signe de tête de sauter à bord.

La joie et l’excitation nous donnaient des ailes et nous arpentions les couloirs de notre nouvelle demeure pour les prochaines semaines avec un large sourire. La corne sonna à nouveau et nous échangions un nouveau regard avant de finalement nous précipiter pour monter sur le pont. De là, nous pouvions saluer les spectateurs, comme les rois du monde, nous étions soudainement importants. Nous partions pour l’aventure la plus étonnante et emportions avec nous la jalousie des regards qui nous observaient. Mon sourire s’élargissait davantage lorsque je sentis la puissance des moteur faire trembler le pont tandis que le paquebot s’éloignait du quai.

Lentement, j'arpentais les couloirs de ce navire dans lequel je me retrouvais prisonnière, au sens propre comme au sens figuré. Accompagnée d'un matelot, nous traversions les divers ponts, passant devant de nombreuses suites qui, peu à peu, se remplissaient de tous leurs occupants, tous plus fortunés les uns que les autres. De grands noms se trouvaient à bord, mon fiancé m'en avait maintes fois vanté les mérites avant que nous embarquions. Des grands noms qu'il espérait séduire, même si, avec l'avantage de sa lignée, il n'avait plus grand-chose à prouver aux yeux du monde. Mais il était comme ça, il aimait séduire, il aimait plaire au monde... Nombre de jeunes femmes enviaient ma position actuelle. John était un des meilleurs partis encore récemment sur le marché. Beaucoup de mères avaient espéré lui mettre leurs filles sous le nez... Et ce fut ma mère qui remporta fièrement ce combat, liant mon destin à celui d'un homme que je ne connaissais pas et dont le peu que j'avais appris à découvrir me donnait l'envie de m'enfuir dans le sens inverse.

J'ai la sensation que mon esprit se détache de mon corps pendant un moment. Maman discute avec John, les domestiques parlent entre eux... Mais je les entends sans les comprendre. Comme un son lointain. Mon regard est fixe devant moi alors que mes pas me guident sans que je sache vraiment où je vais. Je suis simplement le mouvement, mais rapidement, je suis rappelée à l'ordre par la voix quelque peu criarde de ma chère mère. "Arrête de rêver, Sae Yeon ! Regarde, nous sommes enfin arrivés !" Effectivement, le matelot ouvrait les portes de ce qui se trouvait être la suite de ma mère, je l'y abandonnais alors que John trouvait la sienne, et que finalement ce fut à mon tour d'atteindre l'endroit où je passerais bon nombre de prochaines nuits. Accompagnée de Lucie, ma servante et confidente, je découvrais cet endroit... Endroit qui, je devais bien le concéder, était magnifique. On oubliait que l'on était à bord d'un bateau, tout ceci était digne d'un grand hôtel. Je comprenais que le Titanic n'avait pas volé son statut de "paquebot le plus luxueux".

Avec l'aide de Lucie, je défis quelques malles, récupérant les objets que je souhaitais avoir près de moi. Notamment, certaines toiles dont j'avais récemment fait l'acquisition, et qui me donnaient un sentiment de liberté rien qu'en les observant. John finit par passer pour observer ma suite, mais je ne prêtais pas attention plus que ça à sa présence, bien plus occupée à discuter avec Lucie, ce qui, je le savais, avait tendance à l'irriter... Comme la plupart des choses que je pouvais faire d'ailleurs. Heureusement pour moi, il ne s'attardait pas dans le coin. Le navire avait finalement pris la mer, et il était parti, avec son fidèle sous-fifre, explorer les environs je suppose. De mon côté, j'aspirais à prendre un bon bain et à me changer pour une robe un peu plus confortable, ce que je fis dans l'heure qui suivit.

Je me regardais dans le miroir alors que Lucie terminait de peigner ma longue chevelure d'ébène. Le blanc de ma robe contrastait indubitablement avec ces derniers. Je soupirais légèrement à l'idée de bientôt devoir retrouver tout ce joyeux petit monde... Mais avant, je décidais de m'octroyer une petite promenade, seule. Un soudain besoin de prendre l'air m'envahissait avec force. Je remerciais ma servante avant de lui dire : "Je vais faire un tour... Reste là et termine de ranger les malles, tu veux bien ?" Un sourire aux lèvres, je savais qu'elle avait compris que j'avais envie de me retrouver un peu seule. Je la laissais donc là, à son travail, fuyant rapidement dans les couloirs, cherchant à monter pour gagner le pont de promenade des premières classes. Et je fus soulagée lorsque je sortis, le vent et la fraîcheur du temps fouettant doucement mon visage. Je respirais profondément avant d'arpenter cet endroit encore inconnu, où d'autres personnes, comme moi, avaient eu l'idée de s'y rendre... Mais heureusement pour moi, ils furent peu nombreux. Je m'approchais lentement de la rembarde, qui surplombait les ponts inférieurs des autres classes, et je laissai un instant mon regard se perdre dans le bleu hypnotisant du vaste océan qui nous entourait complètement... Avant de laisser mon regard errer un instant ailleurs, croisant, bien malgré moi, d'autres perles sombres qui m'interpellèrent.